14
Bryce souffrait le martyre. Il gémissait et son corps se balançait d’avant en arrière, à un rythme rapide, pour atténuer la douleur :
Culver et Fairbank remarquèrent des écorchures sur le cou ; du sang coulait des blessures, se mêlant à la pluie. Ils se précipitèrent vers lui ; Culver s’agenouilla et le saisit par l’épaule.
— Que vous est-il arrivé ? demanda-t-il, le forçant à se redresser. Êtes-vous tombé ?
Fairbank promena son regard alentour avec inquiétude, puis se pencha plus près, les mains sur ses genoux.
Bryce les regardait comme des étrangers, une expression de terreur dans ses yeux vitreux. Peu à peu, il parut les reconnaître.
— Dieu merci, Dieu merci, gémissait-il.
Ils eurent un choc en découvrant son visage. Les blessures au cou montaient jusqu’aux joues puis s’élargissaient en plaies béantes d’où le sang coulait abondamment. La mince traînée de sang, piquetée de petites croûtes de caillots séchés, passait sur le nez comme s’il avait été tailladé avec un fil métallique. Il avait une paupière déchirée, le blanc de l’œil était rougi par le sang.
— Ramenez-moi à l’abri. Ramenez-moi le plus vite possible !
— Qui diable a fait cela ? demanda Culver, saisissant un mouchoir pour endiguer le flot qui dégoulinait du cou.
— Ramenez-moi, ramenez-moi ! J’ai besoin d’aide.
— Culver, il a quelque chose de bizarre à la main, dit Fairbank.
Il s’était rapproché de Bryce, qui tenait ses mains serrées contre ses genoux. Il tenta de les dégager, mais se heurta à une résistance surprenante.
— Bryce, avez-vous été attaqué par des rats ? lui demanda Culver. Mon Dieu, nous qui pensions que vous seriez en sécurité ici.
— Non, non ! hurla-t-il de douleur. Je vous en supplie, ramenez-moi à l’abri.
— Montrez-moi vos mains. Laissez-moi les voir.
Culver et Fairbank tirèrent les bras ensemble.
Bryce se tenait les deux mains ; quand elles furent retirées de ses genoux ensanglantés, elles se séparèrent.
Les deux hommes défaillirent lorsqu’ils virent la main droite sans doigts.
Fairbank détourna le regard des moignons, s’appuyant le front contre la tôle froide de l’autobus. Culver tenait le poignet de la main blessée de Bryce. Il plia le mouchoir, trempé de pluie, sur les moignons et les pressa contre les os saillants.
— Maintenez le mouchoir dessus, dit-il à Bryce. Ça arrêtera un peu l’hémorragie. (Il guida la main de celui-ci vers sa poitrine et plaça la main intacte pardessus.) Ne la bougez pas. Gardez le coude plié et la main levée. Essayez de ne pas remuer. (Il examina le corps de Bryce, à la recherche d’autres blessures. Il en trouva, mais aucune n’était aussi grave.) Où étaient-ils et d’où vous ont-ils attaqué ?
— Non, ce n’étaient pas des rats, fit Bryce dans un effort surhumain. C’était un chien. Un... chien... enragé dans la voiture. La rage. C’était la rage. Voilà pourquoi il faut me ramener.
Culver comprit et ce fut presque un soulagement. Bryce avait rencontré un chien errant qui l’avait attaqué. Pas des rats. Pas ces salauds de mutants, mais un chien perdu, probablement affamé ! Mais s’il avait la rage, Bryce était dans un état encore plus sérieux. Pas étonnant qu’il veuille retourner à l’abri. Le docteur Reynolds aurait un antisérum, quelque chose qui pourrait lui sauver la vie. Si ce n’était pas le cas — Culver essaya de chasser cette idée –, alors Bryce mourrait dans un laps de temps allant de quatre à dix jours.
— Pouvez-vous vous mettre debout ? demanda-t-il.
— Je... je crois. Aidez-moi simplement à me lever.
Fairbank oublia sa nausée et aida Culver à lever le blessé.
— Bien, dit Culver à Bryce d’un ton rassurant, nous allons vous ramener. Il doit y avoir un vaccin antirabique dans nos réserves, aussi ne vous inquiétez pas. Plus vite nous vous ramènerons, mieux ce sera.
— Il est capital... de me traiter avant l’apparition des symptômes. Vous comprenez ?
— Bien sûr que je comprends. Essayez de garder votre sang-froid.
A travers sa douleur, Bryce se rappela, avec une ironie amère, les titres des journaux qu’il avait lus dans la voiture juste avant que le chien enragé ne lui plantât ses mâchoires dans le cou. Du calme, ce n’était que l’anéantissement qui frappait à la porte. Du calme, ce n’était que la mort qui venait vous taper sur l’épaule. Il se mit à pleurer, et ce n’était pas simplement à cause de la douleur lancinante.
Ils le traînèrent vers l’entrée du métro, le regard toujours en alerte de crainte de tomber sur l’animal qui avait provoqué la blessure, évitant le plus possible les portières ouvertes, les fermant d’un coup de pied s’ils ne pouvaient faire autrement que de passer à côté. La pluie tombait sans arrêt, et malgré sa tiédeur, Culver fut parcouru d’un frisson. Le monde extérieur était aussi horrible qu’ils le craignaient ; la ville n’était pas seulement atteinte, elle était anéantie.
Culver et Fairbank aperçurent McEwen en même temps. Il était penché en avant, une main tendue vers une silhouette qui se profilait sur le seuil. En partie masquée par son propre corps.
McEwen sourit au chien en essayant de le cajoler.
— Viens ; mon chien, personne ne va te faire mal. Finis ce que tu manges et nous verrons ce que nous ferons de toi. On se contenterait que tu attrapes des rats.
Le chien poussa un grognement en guise d’avertissement. La tête encore penchée sur sa proie, il leva un regard méfiant vers lui. McEwen remarqua une certaine morosité dans ses grands yeux marron.
— Ouais, je sais que tu meurs de faim. Je ne vais pas te voler ta pâture, mon bon chien, avale.
Avant que les derniers morceaux ne disparaissent dans la gueule du chien – saisis au vol et avalés d’un coup, comme s’il craignait qu’on ne les lui volât –, l’officier du ROC remarqua un détail étrange. L’un des deux morceaux de viande avait une sorte d’ongle au bout.
Il hésita, la main en l’air, soudain moins enclin à caresser l’animal. Ses yeux reflétaient une lueur sauvage. Il tremblait, et ses grognements n’étaient pas encourageants.
Des petites taches rouges coloraient l’écume blanche baveuse qui sortait de sa gueule.
— McEwen !
Il tourna la tête et, comme dans un tourbillon, vit Culver courir vers lui sous la pluie, sortir le revolver de son holster. Tout se passa au ralenti, la silhouette qui courait vers le chien, l’animal tremblant qui s’avançait, les pattes arrière raides comme à demi paralysées, le dos rond, le pelage humide hérissé, les larges mâchoires ouvertes et la gueule pleine de sang et de salive...
Culver s’arrêta et arma son arme, priant le ciel de ne pas rater son but à cette distance. Le chien était prêt à bondir, mais ses flancs avaient une drôle d’allure. Sa propre folie le stimulait. Il prit son élan, découvrant ses crocs jaunes, prêt à fondre sur la main tendue de l’homme, à quelques centimètres de lui.
Culver fit feu et le choc lui projeta le bras en arrière.
Le chien enragé tournoya en l’air et retomba, en se tordant, aux pieds de McEwen, claquant des mâchoires, jappant, poussant des cris perçants.
McEwen recula vivement sur le trottoir mouillé. Il trébucha sur des débris et tomba à la renverse.
L’animal, mortellement touché, essaya de l’attraper, en rampant vers lui ; ses hurlements diminuèrent pour ne devenir qu’un grognement sourd.
Culver s’avança pour lui assener le coup fatal.
Il visa la tête du chien. Fit feu.
Puis tira de nouveau sur le corps secoué de spasmes.
Une autre détonation, et le corps se raidit.
Une autre encore, et le corps devint flasque.
Il respira longuement et remit l’arme dans son étui.
McEwen se relevait lentement ; abasourdi, incrédule, il vit Culver s’approcher de lui.
— Vous a-t-il mordu ? demanda Culver.
McEwen le dévisagea avant de répondre.
— Non, non, il ne m’a pas touché. Je ne m’étais pas rendu compte...
— Il a attaqué Bryce.
— Oh, merde.
— Aidez-nous à le ramener.
Culver s’était déjà éloigné et se dirigeait vers Fairbank et Bryce.
McEwen examina le cadavre du chien et se mordit la lèvre inférieure. Il était passé près, sacrément près. Il commençait à prendre conscience que désormais rien ne serait jamais plus acquis, les critères habituels n’étaient plus crédibles. C’était la leçon qu’il tirait de cette expérience. Une parmi tant d’autres.
Comme Culver, McEwen fut parcouru de frissons. Il se dépêcha de rattraper ses trois compagnons qui disparurent dans l’escalier menant aux guichets de la station.
L’odeur putride écœurante les frappa de plein fouet avant même qu’ils aient atteint la dernière marche.
Malgré leur désir de retourner dans le cocon sécurisant de l’abri, tels des lapins à la recherche de leur terrier quand rôde un renard, ils éprouvaient une certaine réticence à pénétrer dans cet univers sombre, infesté d’insectes repus et de cadavres humains en putréfaction.
Les gémissements de Bryce les incitèrent à avancer.
La descente difficile le long de l’escalier mécanique, jonché de cadavres, avait un aspect presque surréaliste, maintenant que l’horreur qu’ils avaient éprouvée initialement s’était atténuée à la suite de tous les chocs subis. Ils avaient l’impression d’une descente aux enfers ; les morts, tout au long de leur route, étaient ceux qui avaient tenté de fuir, mais n’étaient pas parvenus à la lumière. Paradoxalement, les quatre hommes prirent conscience que l’enfer était au-dessus de leur tête.
A un moment donné, Fairbank et Bryce trébuchèrent, et auraient fait boule de neige, entrainant dans leur chute d’autres corps, si Culver ne s’était pas agrippé à une rampe et n’avait pas usé de toute sa force pour retenir les autres. Ils se reposèrent un instant avant de continuer, chaque homme vidé par les efforts éprouvants de cette expédition. Ils étaient aussi mentalement éreintés, car le traumatisme exerçait son effet débilitant.
Néanmoins, aucun d’eux ne souhaitait rester trop longtemps sur l’escalier mécanique : la masse de corps, à moitié dévorés, leur rappelait de façon macabre qu’ils n’étaient pas en sécurité. Ils poursuivirent leur route, Bryce soutenu par Culver et Fairbank, McEwen en tête, agitant sa torche dans l’escalier.
Ils perçurent un bruit impétueux étrange avant d’arriver en bas, échangèrent un regard perplexe, puis reprirent leur descente. Le son émanait de la voûte qui menait au quai en direction de la banlieue est ; s’approchant, les quatre hommes commencèrent à comprendre de quoi il s’agissait. McEwen, anxieux, accéléra le pas ; les autres avaient du mal à avancer à cause du blessé.
Le bruit se transforma en un rugissement lorsque, après un virage, ils pénétrèrent sous la voûte. La silhouette solitaire de McEwen, torche baissée, se dressait au bord du quai. Ils arrivèrent à sa hauteur et, à leur tour, braquèrent leur torche sur le torrent déchainé dont le bruit était amplifié par les murs et le plafond incurvés du quai de la station.
— Les égouts ont dû déborder ! hurla McEwen pardessus le rugissement. Il est tombé trop de pluie.
— Trop d’affaissements causés par les explosions, acquiesça Fairbank. L’eau ne pouvait pas s’écouler autre part.
— Il faut qu’on retourne à l’abri !
La voix de Bryce trahissait une peur intense.
— Ne vous inquiétez pas, nous allons y arriver. (Culver orienta sa torche dans le tunnel en direction de la banlieue est d’où se déversait l’eau.) Ce n’est pas très profond, elle ne nous arrive pas encore à la taille. Accrochons-nous aux traverses et aux câbles dans le tunnel pour avancer.
— Et Bryce ? dit Fairbank. Il lui est impossible de se servir de sa main. De plus, je doute qu’il soit assez fort pour lutter contre le courant.
— Nous le mettrons entre nous pour l’aider. Un devant, deux derrière. Il s’en sortira.
— Si vous le dites, fit Fairbank en haussant les épaules.
— McEwen, placez-vous derrière Fairbank, aidez-le à soutenir Bryce le mieux possible. (Culver eut une nouvelle montée d’adrénaline qui revigora son corps accablé ; il se prépara à affronter l’épreuve qui les attendait.) Nous ne nous servirons que de ma torche, ce qui nous laissera les mains libres. Prêts ?
Fairbank et McEwen firent oui de la tête, accrochant leur torche à leurs vêtements. Celle de Bryce avait disparu depuis longtemps.
Ils se dirigèrent vers le bout du quai et Culver sauta dans le tunnel.
L’eau glacée lui coupa le souffle un instant. Le courant le tirait et, pour avancer, il fallait un effort considérable, bien plus intense qu’il ne l’avait cru. Il saisit une traverse de métal qui renforçait la voûte et s’en servit pour se tirer, luttant pour garder l’équilibre, gêné par la torche dans sa main droite. Il s’arrêta quand les trois autres sautèrent dans l’eau. S’appuyant le dos contre le mur, il se retourna. Il était difficile de parler, non seulement parce que le vacarme de l’eau résonnait à cause de l’exiguïté des lieux, mais aussi parce qu’il avait du mal à reprendre son souffle. Ses jambes étaient déjà paralysées par le froid.
— Passez votre bras gauche sur mon bras droit, dit-il à Bryce, pliant le coude, tout en maintenant la torche.
Bryce obéit et Culver serra fermement ; leurs bras étaient entrelacés. De cette manière, il pouvait se guider de sa torche tout en soutenant le blessé, et se servir de l’autre main pour s’agripper à tout support le long du mur du tunnel. Bryce et lui parviendraient au but s’ils arrivaient à maintenir le dos contre le mur.
Dépenaillés et trempés, ils reprirent leur route, en rang ; le courant devenait de plus en plus fort au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient dans le tunnel.
Il interrompit leur marche.
— Il va vous falloir utiliser votre torche, McEwen, hurla-t-il. Essayez de nous éclairer là devant, le long du mur, de ce côté.
La lumière vacillante de la torche de McEwen les éclaira et Culver accrocha la sienne à la ceinture de son jean. Il reprit Bryce par le bras, cette fois le poing plaqué contre sa poitrine.
Avancer en tirant le blessé exigeait un effort considérable ; il fut vite en nage, malgré la paralysie, due au froid, de ses membres inférieurs. Il songea de nouveau à leur premier trajet dans le tunnel, au silence d’une profondeur impénétrable, à la découverte des corps, aux énormes mutants, à la jeune fille pétrifiée. Kate ! Il désirait la revoir.
Bryce glissait peu à peu de son bras.
— Tenez-le bien ! hurla-t-il à Fairbank tandis que le blessé commençait à s’enfoncer dans l’eau.
Fairbank saisit Bryce sous les épaules et le hissa. Il le maintint contre le mur ; Bryce, la bouche grande ouverte plaquée contre la paroi de brique souillée, essayait de reprendre son souffle. Il tenta de parler, mais nul ne put entendre ce qu’il disait.
— Il ne va pas y arriver ! cria Fairbank à Culver.
Culver s’appuya également contre le mur pour essayer de reprendre son souffle. Il se pencha vers Bryce et lui cria à l’oreille :
— Ce n’est plus très loin, encore un peu de courage. Nous pouvons y arriver, mais vous devez y mettre du vôtre.
Bryce secoua la tête. Les yeux clos, il avait l’air de gémir. Culver sortit le bras de sa veste et ôta l’étui de revolver de l’épaule. Enfilant de nouveau la manche de sa veste, il jeta sa torche dans l’eau tourbillonnante ; il fallait choisir entre la torche et le revolver. Il ôta l’arme de son étui et la cala solidement dans son jean. En un sens, elle était plus importante que sa torche. Il s’approcha du bras valide de Bryce et attacha les courroies de cuir de l’étui autour de son bras et de celui de l’officier de la Protection civile.
— Vous devez m’aider, Bryce ! hurla-t-il. Je ne peux y arriver seul. Penchez-vous sur moi et ne vous laissez pas entraîner par le courant. Fairbank, restez tout près ! Le plus près possible !
— J’suis sur votre cul, lui lança Fairbank avec une pointe d’ironie.
Ils avaient l’impression de gravir une colline balayée par un typhon, mais, centimètre après centimètre, mètre après mètre, gémissement après gémissement, ils avançaient. Un instant plus tard, ils s’aperçurent que le courant, devant eux, formait des bulles bouillonnantes ; le courant les prenait maintenant avec force au niveau des hanches. L’eau montait.
— Il nous faut traverser la voie, atteindre le mur d’en face, cria Culver aux autres en se maudissant intérieurement de ne pas y avoir pensé quand la route était un peu plus facile.
Le rugissement des eaux impétueuses était presque assourdissant et il n’était pas certain que les autres l’aient entendu. Il désigna le mur opposé et Fairbank acquiesça.
Culver donna du mou aux câbles épais le long du mur, à hauteur d’épaule, et, respirant profondément au cas où il tomberait, s’élança dans l’eau. Il perdit pied presque immédiatement, tellement le courant était fort, et tomba à la renverse, mais des mains l’empêchèrent de tomber.
— Laissez-moi passer le premier, lui cria Fairbank dans l’oreille. Nous formerons une chaîne. Moi, puis Bryce et vous gui tiendrez les câbles de ce côté. Nous devrions pouvoir le tirer jusqu’à l’autre côté. McEwen peut traverser avec Bryce, en restant derrière lui pour l’empêcher de perdre l’équilibre.
Culver saisit l’extrémité des câbles fixes et prit son courage à deux mains.
— Avancez.
Se cramponnant au poignet de la main blessée de Bryce, Fairbank entra dans l’eau, le corps penché dans le sens du courant ; derrière, McEwen lui tendit la main pour l’aider. Soucieux de ne pas trébucher sur les rails recouverts d’eau, l’ingénieur parvint au centre du tunnel, suivi de Bryce soutenu par l’officier du ROC, le bras gauche encore maintenu à celui de Culver. Fairbank s’arrêta ; avec le courant, il lui était difficile de garder l’équilibre. Il avait l’impression que des bras glacés s’étaient enroulés autour de ses jambes, essayant de le tirer par-derrière, avec le désir pervers de le déséquilibrer. Il savait que pour arriver de l’autre côté, il aurait besoin de toute sa force et de toute sa liberté d’action ; il lui faudrait lâcher le poignet du blessé.
— Tenez-le ! hurla-t-il aux autres avant de s’élancer vers le mur opposé, sautant légèrement en avant, sachant que le courant le ramènerait en arrière.
L’idée s’avéra bonne, mais il eut du mal à trouver une prise, car il était bien enfoncé dans l’eau, le courant lui balayant la poitrine. Il fut emporté sur plusieurs mètres avant de trouver une prise. Il y avait un petit recoin dans le mur incurvé et il en saisit le bord avec reconnaissance. Se hissant, il se reposa quelques instants pour reprendre son souffle ; sa poitrine se soulevait. Il distinguait les silhouettes de ses compagnons, qui se dessinaient à la lumière vacillante de la torche de McEwen. Bryce ne tiendrait pas longtemps au milieu du courant, car McEwen avait lui-même des problèmes. Fairbank se servit des câbles de ce côté-là pour se relever.
Lorsqu’il fut au niveau des trois autres, il s’agrippa fermement au câble du haut et s’étira vers Bryce en se penchant dans le sens du courant. Un fossé de plusieurs mètres les séparait.
— McEwen, à vous maintenant. Prenez-moi la main.
L’officier du ROC passa devant le blessé, en avançant à pas réguliers vers Fairbank. Une fois le fossé franchi, ils étaient tous en mesure de traverser pourvu que l’ingénieur ait la force de les tenir tous.
Ses doigts effleurèrent ceux de Fairbank, sa paume glissa sur la sienne, les doigts enroulés autour de ses poignets.
— La torche, passez-moi-la torche, ordonna Fairbank.
Il se dégagea du poignet de l’autre homme et tendit les doigts. Tenant encore le bras de Fairbank de sa main droite, McEwen plaça la torche dans la main ouverte de l’ingénieur, d’un mouvement délibérément lent, le courant menaçant de les déloger à tout moment. La position était instable mais la lumière vacillante permettait une certaine visibilité.
La pression exercée sur Culver, de l’autre côté du tunnel, s’intensifiait car maintenant il lui fallait user de toutes ses forces pour retenir Bryce. Il sentait l’officier de la Protection civile faiblir à chaque seconde.
— Dépêchez-vous ! cria-t-il à ses compagnons de l’autre côté. Il ne peut tenir plus longtemps !
McEwen saisit le blessé par le poignet, en évitant de regarder les moignons à vif ; le bandage de fortune était parti depuis longtemps ; il n’avait qu’un but : tirer Bryce vers lui.
Culver s’éloigna du mur de brique, effleurant du pied un rail masqué par les eaux sombres tourbillonnantes. Il le franchit, poussant Bryce du coude pour le faire avancer. Il donna du mou aux câbles, le bras en avant pour garder l’équilibre. Le courant était très fort ; il remarqua que l’eau lui arrivait maintenant à la taille.
Fairbank tirait et Culver poussait ; ils auraient pu réussir si McEwen n’avait pas reçu quelque chose en plein estomac. L’objet pivota de telle sorte qu’il heurta les trois hommes de toute sa longueur au milieu du courant.
Quand McEwen baissa les yeux et vit le large rictus du mort, les yeux inertes qui révélaient sa souffrance lors de sa noyade, il eut un choc. Il poussa un cri et lâcha totalement prise.
Les eaux impitoyables l’emportèrent avant qu’il ait pu retrouver son équilibre.
La charge soudaine de Bryce déséquilibra Culver qui fut projeté en arrière avec Bryce.
Fairbank, plaqué contre le mur, ne pouvait que regarder, hébété, les trois hommes se débattre pour remonter le courant le long du tunnel ; seules les têtes et parfois les épaules refaisaient surface par intermittence. Les cris de McEwen couvraient le rugissement du torrent.
Il se colla contre la paroi luisante et ferma les yeux.
— Oh, mon Dieu, dit-il, mon Dieu.
Culver piqua au fond ; son corps tournoya sous la surface agitée. Quelque chose le tirait vers le fond, un poids qui résistait mal à la force du courant qui les emportait. Impossible de savoir si Bryce était inconscient ou simplement figé sous le choc, mais le regret d’être lié au blessé assaillait Culver par moments.
Il étouffait ; l’eau lui emplissait la gorge, les poumons ; dans ses efforts pour remonter, à la surface bouillonnante, il crachotait, toussait, cherchait désespérément son souffle.
Il tira le corps flasque, le hissa ; Bryce sortit la tête à ses côtés, il ne le voyait pas dans l’obscurité, mais il se débattait violemment, comme si, lui aussi, cherchait une bouffée d’air.
Culver sentit l’étreinte se desserrer, le corps de Bryce glissait lentement. Quel soulagement il éprouverait s’il lâchait le fardeau ; il pourrait alors avoir toute liberté d’action pour trouver un abri sûr, mais de vieux souvenirs lancinants se réveillaient au plus profond de lui, surgissant de la panique comme de ténébreuses formes fantomatiques.
Il saisit Bryce par l’épaule et se jeta sur le côté, plaquant ses talons sur le sol. Emporté par le courant et ses propres efforts, il alla s’écraser contre le mur. Il tenait désespérément l’autre homme tandis que leurs corps étaient précipités dans un tourbillon, tournoyant une fois, deux fois ; la troisième fois, sa main trouva une prise, empoigna quelque chose. Ils avaient été emportés jusqu’à la charpente métallique du tunnel, le quai de la station n’était probablement pas loin. Culver s’y accrocha ; tenant Bryce contre sa poitrine de l’autre main, il chercha à reprendre son souffle, tout en priant pour que les remous ne devinssent pas plus intenses.
Après avoir repris son souffle, il héla McEwen, mais n’obtint aucune réponse. Peut-être n’entendait-il pas en raison du bruit. Il avait dû trouver une prise quelque part et s’y accrocher avec l’énergie du désespoir ; sans doute ne se trouvait-il plus à portée de voix. Culver doutait de ses propres espoirs, car, à l’intérieur de la station, les parois étaient lisses et n’offraient aucune prise. A moins que McEwen ne soit parvenu à escalader le quai, il n’avait aucune chance de pouvoir lutter contre le courant qui l’emporterait dans le tunnel suivant. Une lumière soudaine effleura la surface de l’eau bouillonnante dans l’autre direction, et l’éclat l’éblouit.
Fairbank ! Fairbank était encore là-bas ! Cette fois il appela l’ingénieur, mais, une fois de plus il douta que sa voix pût être entendue.
Bryce se mit à remuer et Culver le hissa jusqu’à lui, de telle sorte que leurs visages furent à la même hauteur.
— Pouvez-vous bouger, Bryce ? Nous devons retourner le long du tunnel avant que le niveau de l’eau ne monte davantage.
Une pensée, qu’il chassa aussitôt, traversa son esprit. Chaque chose en son temps, Culver, oui, chaque chose en son temps.
Bryce tenta de répondre, mais ses paroles étaient inaudibles.
Tenant fermement le bras de l’officier de la Protection civile, Culver reprit sa marche. Une forme, grossie par les reflets de la torche, passa à vive allure. Une autre forme, cette fois le visage pointé vers le haut, surgit de l’eau comme un masque mortuaire. Oh, mon Dieu, se dit Culver, quelque part dans les bas-fonds de la ville, d’autres s’étaient réfugiés, peut-être dans une autre station, un peu plus loin, peut-être même dans les tunnels – ou dans les égouts – et ils avaient été balayés par les flots. Un autre corps fila, emporté par le courant, bras en croix et mains crispées, comme si le cadavre vitupérait encore contre son destin. Sans doute tout le métro n’était-il plus que de vastes catacombes.
La lumière s’approchait et Culver se rendit compte que Fairbank venait à leur recherche. Il redoubla d’efforts, luttant contre l’épuisement aussi bien que contre le courant. Heureusement, Bryce avait suffisamment repris ses esprits pour se prendre un peu en charge.
Fairbank avait moins de mal car il marchait dans le sens du courant ; la lumière braquée sur eux ; il parvint très vite à leur hauteur.
— Dieu merci, vous êtes vivants, hurla-t-il. J’ai bien cru que je ne vous reverrais plus. (Il promena sa torche.) Où est McEwen ?
Culver ne put que secouer la tête.
Fairbank scruta l’horizon, espérant apercevoir l’homme perdu. Il abandonna vite ses recherches.
— Vous êtes prêts à essayer de nouveau ? demanda-t-il à Culver.
— Avons-nous le choix ?
— Non.
— Alors, je suis prêt.
Comme l’ingénieur s’éloignait, Culver le retint par le bras et l’attira vers lui.
— J’ai eu une idée, il y a un instant.
— Ah bon ?
— Et si... (Culver exprima l’inquiétude générale.) Et si nous ne parvenons pas à réintégrer l’abri ? Et s’il est inondé ?
— N’avez-vous pas remarqué la porte par laquelle nous sommes sortis ? Elle est scellée. Elle résistera à la pression.
— Pas s’ils doivent l’ouvrir pour nous.
Fairbank réfléchit puis lui cria en retour :
— Comme je vous l’ai dit, nous n’avons pas le choix.
Culver fit glisser Bryce pour qu’il soit devant. Ils le coincèrent entre eux et reprirent leur marche.
Le chemin fut long et pénible, mais, fort heureusement, la force du courant se stabilisa. Les cadavres flottants se multipliaient, mais tous avaient fini par s’y habituer et n’y pensaient plus.
Peu d’heures s’étaient écoulées, bien qu’ils aient eu l’impression du contraire. Ils atteignirent enfin la porte secrète et s’effondrèrent sur le seuil, veillant à ne pas perdre l’équilibre et soulagés de constater que la pression diminuait légèrement. Fairbank martela la porte métallique avec l’extrémité de sa torche.
Culver sentit Bryce sombrer de nouveau ; il le retint fermement, sachant qu’il ne pourrait pas tenir longtemps ; maintenant qu’ils étaient relativement en sécurité, ses forces le lâchaient rapidement. La fois précédente, c’est au feu qu’il avait tenté d’échapper, cette fois, c’était à l’eau.
— Ouvrez, salauds ! hurlait Fairbank. Ouvrez cette putain de porte, merde !
La rage lui donnant de l’énergie, il martela la porte avec plus de vigueur.
Bryce glissait malgré la résistance de Culver. Soudain il se sentit incroyablement faible, comme si ses dernières forces avaient décidé que trop c’était trop, que maintenant c’était fini.
Il s’obligea à rester debout par pure volonté et ce n’est qu’au moment où cet instinct de conservation décida de le quitter qu’il sentit la porte métallique, derrière lui, céder.
La porte s’ouvrit et lui, Bryce et Fairbank furent propulsés à l’intérieur par le torrent.
Des mains se tendirent vers eux quand ils s’effondrèrent. Culver se retrouva entre un grand coffre et un mur de béton. Le dos appuyé dans l’angle, il percevait des silhouettes qui luttaient contre l’inondation pour refermer la porte métallique. C’était un combat de haute lutte, l’eau pénétrant en cascade et menaçant d’inonder tout le complexe.
D’autres silhouettes se précipitèrent pour les aider ; il vit Dealey debout, tout près, le regard anxieux ; de l’eau lui recouvrait déjà les chevilles.
Culver, épuisé, ne comprenait pas pourquoi celui qui se tenait près de Dealey portait un fusil. Pourquoi un autre encore, l’ingénieur du nom d’Ellison, pointait son fusil, cette fois en direction de Culver.